La Connexion

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I. ~ Il y a quinze ans.

Je me penche doucement pour inspecter la trace encore fraîche dans le sable meuble de la clairière. Deux épais croissants soulignés par deux fentes. Aucun doute, un élan est passé par là, il y a quelques heures au plus.

Un instant passe alors que je fixe l’empreinte en essayant d’en saisir sa direction, mon cœur s’accélérant à l’idée d’être si proche du but après des semaines de traque en forêt.

Les fougères en périphérie de mon champ de vision se mettent à osciller alors que je ne sens pas le moindre souffle de vent. Un léger tremblement du sol enveloppé d’un bruit sourd me tire de mes pensées. Je me redresse et me retourne lentement.

Devant moi se dresse une immense créature, le poids d’une voiture soutenu par quatre larges sabots. Elle arbore une robe brun clair, sa tête est allongée et dépourvue de bois — c’est sûrement une femelle.

Son regard semble amusé, il donne à ce mastodonte l’air d’un gais luron qui se serait téléporté dans un corps trop massif pour lui.

Elle me regarde, je la regarde. On reconnaît tous les deux notre existence à travers ce moyen de communication universel : nos yeux.

L’espace d’un instant, je nous sens connecté. Nos respirations se reconnaissent, nos mouvements sont ralentis. Ce souvenir limpide vit encore dans ma tête, comme gravé pour toujours.

C’était la première fois que je me sentais compris, perçu pour qui j’étais. C’était la fin de mon obsession pour ces animaux, et le début de ma quête pour répliquer cette expérience.

Je n’y arriverai que sept ans plus tard, lorsque je me suis connecté pour la première fois.

II.

Ce n’était pas avec une autre espèce, ce n’était pas non plus un échange de regard à proprement parlé. Mais les deux expériences avaient en commun la sensation de toucher du bout des doigts la forme et la texture d’une subjectivité.

Quand j’étais enfant, j’étais devenu obsédé par les élans après avoir vu une illustration juxtaposant la minuscule silhouette d’un homme à côté d’un dessin d’une de ces créatures. Je les voyais comme les derniers représentants de cette lignée d’animaux disparus aux dimensions démesurées qui contenait tous azimuts, mammouths, dinosaures et tigres à dent de sabre.

Naturellement, j’avais entendu des tas d’histoires sur les élans, elles s’étaient condensées dans mon esprit sous la forme d’une figurine, une représentation générique du concept “élan”, minutieusement couverte de peintures aux couleurs artificielles. Sans le savoir, je repassais couche après couche à force que ma passion pour ces animaux se trouvait alimentée par les innombrables sources que je dévorais.

En regardant la créature dans les yeux, cette figurine se brisa en mille morceaux. À la place s’ouvrit un abysse, un portail vers l’extérieur.

Il y avait derrière ces yeux marron à la pupille horizontale, un être qui vit et pense. D’une toute autre manière, sans mots, mais avec émotion. Tout à la fois alien dans ses mouvements et sa manière de me regarder, et familière dans ce qu’elle essaye de faire : trouver de l’eau et de la nourriture, des partenaires, un endroit pour vivre.

La connexion, c’était pareil, mais avec un autre humain. Ça paraît con dit comme ça. Comparé à un élan, on voit bien plus d’humains, on partage la même composition, on échange des mots, partage des moments intimes ou même des années.

Et pourtant, après s’être connecté pour la première fois, on se rend compte que l’on a jamais eu accès à ce qui se passe de l’autre côté des yeux.

III. ~ Il y a huit ans

La préparation à la connexion prend un jour entier. C’est le temps qu’il faut pour effectuer un scan d’affordances mentales, c’est-à-dire créer une sorte de dictionnaire individuel qui transforme un stimulus externe en une réaction interne.
On réagit tous différemment aux mêmes images, aux mêmes mots, on vit tous dans notre bulle. Un scan, c’est une empreinte qui caractérise un individu, qui agit comme un décodeur d’expérience.

J’installe le programme sur mon ordinateur portable et débute le scan. Le processus est divisé en deux étapes. La première consiste en une série d’appels vidéo avec des avatars. L’interface ressemble à un service de visioconférence classique, à la seule différence que les interlocuteurs, leurs apparences, leurs réactions sont synthétisées en temps réel par l’application.

Les avatars prennent tour à tour des apparences d’hommes ou de femmes, de tout âges. Les conversations sont tantôt en groupe, tantôt en face à face.

Chaque appel me fait vivre une nouvelle situation sociale, me confronte à toute sorte de personnalités. Les premières sont plutôt impersonnelles et ressemblent aux banalités que l’on peut échanger quand on rencontre quelqu’un pour la première fois. À force que l’application en apprend plus sur moi, les visages et les questions se font de plus en plus familiers, de sorte qu’à la fin de l’entretien virtuel, j’ai l’impression de me confier à mon meilleur ami.

Chaque fois que j’essaie de retourner les questions, les avatars esquivent avec une fluidité agaçante. La conversation me laisse avec cette sensation désagréable d’un échange à sens unique. Les témoignages des forums m’ont convaincu que le résultat valait quelques moments de gêne à partager mes souvenirs d’enfance à mon PC.

En parallèle des discussions, l’application complémente l’analyse de mes réponses par celle de mes expressions faciales, le mouvement de mes yeux et les inflexions de ma voix pour cartographier mon état interne. Le programme cherche à répondre le plus complètement possible à la question : “Et si je fais ça, qu’est-ce que ça provoque en toi ?”.

La seconde étape s’attelle à sonder mes réactions à des représentations plus abstraites. L’application me présente un jeu-vidéo où les décors sont générés procéduralement en fonction du profil établi à l’étape précédente.

Les scènes oscillent entre rêves lucides surréalistes, et banales tranches du quotidien. Je me retrouve tour à tour sur un vélo, arrêté au feu rouge d’un centre-ville, allongé dans un lit aux côtés d’une inconnue, suspendu à un parachute au-dessus d’un désert de sable rouge, ou revivant ma rencontre face à face avec l’élan.

En bougeant ma souris, j’étends le monde à l’infini dans n’importe quelle direction. Je traverse les pièces d’une maison, manipule toutes sortes d’objets. Chaque choix ouvre de nouvelles branches dans l’univers virtuel. L’application analyse minutieusement les chemins que je choisis d’explorer et ceux que je laisse de côté pour anticiper mes prochains mouvements. Quand ses prédictions s’affinent jusqu’à anticiper presque parfaitement mes mouvements, elle change l’environnement pour créer des situations plus subtiles où ses prédictions sont incertaines. Du point de vue de l’application, l’exercice s’apparente à zoomer progressivement sur des détails du paysage de mes réactions, puis combiner les morceaux ensemble pour en faire une image en haute définition.

À la fin de chaque épisode, l’environnement s’était tellement adapté que j’avais la sensation de rejouer des souvenirs de rêve ou de mon passé dont j’aurais oublié l’existence.

Le dernier épisode se termine, et un tick vert apparaît pour signaler que le scan est complet. L’application possède maintenant une cartographie grossière de mon monde intérieur. C’est une sorte de questionnaire de personnalité sous stéroïdes, à la différence majeure que ce questionnaire semble vivant — il s’adapte en continu pour creuser de plus en plus profondément dans la composition de mes pensées. En quelques heures d’interactions, l’application en savait plus sur mes traumatismes, mon enfance, mes préférences gustatives et musicales, mon obsession pour les élans et mes tendances d’attachement anxieux dans mes relations amoureuses que le plus proche de mes confidents.

Malgré la richesse des données récoltées, l’application comble de nombreux trous en croisant mon profil avec les scans d’autres utilisateurs. Les créateurs s’étaient vite rendu compte — comme suggéré par beaucoup d’ouvrages de psychologie moderne — que des fondations de l’expérience sensible ne couvraient que quelques dimensions.

Je finis la journée exténué, avec l’impression d’avoir exporté mon âme dans un ordinateur. Je me raccroche à l’idée que tout ce processus reste entièrement privé. L’application tourne dans une enclave chiffrée, un coffre-fort numérique dont seul mon ordinateur portable détient la clef.

IV.

Le dimanche matin, je me réveille juste avant mon réveil. Appréhension et excitation se mélangent à l’idée d’essayer enfin la connexion. J’avais réservé mon weekend pour l’occasion, mon portable en mode avion.

D’après les forums parcourus en long et en large avant l’expérience, il était conseillé de commencer avec un inconnu qui se connecte aussi pour la première fois. De nombreux couples avaient tenté l’expérience ensemble. Certains en ressortaient avec une intimité insoupçonnée, d’autres n’arrivaient pas à canaliser cette nouvelle proximité et finissaient par se séparer. Par pudeur, par nécessité. Il semble que beaucoup de relations ne sont stables que parce qu’on ne s’écoute pas vraiment. On crée une image de l’autre qui nous arrange mieux que la personne réelle. Une fois cette représentation cassée, la dissonance cognitive devient insupportable.

De nombreux réseaux offraient l’infrastructure pour connecter des inconnus sans révéler leur identité. Ils faisaient tourner des protocoles de routage en oignon, une version de Tor adaptée à la connexion. Seules les deux extrémités de la chaîne connaissaient l’existence de leur lien et le contenu des échanges. Entre eux, les nœuds du réseau n’étaient que des relais aveugles, se contentant de passer des paquets chiffrés de voisin en voisin.

Je me connecte à un réseau dédié aux premières fois. Je m’identifie en donnant accès à la signature de mon scan fraîchement complété. Mon enclave reçoit le flux audio et vidéo de mon ordinateur puis décode mes expressions faciales, paroles, intonations pour les convertir en un vecteur latent universel, dépouillé de toute information personnelle. Ce vecteur encode mon état interne, comme des coordonnées GPS pour le monde de l’expérience subjective.

La connexion que j’avais choisie avait une forme similaire à une visioconférence classique. Pour rentrer plus en détail dans la nature de la connexion, il me faut détailler le programme qui structure l’interaction.

Imaginons une conversation entre Alice et Bob vue du point de vue d’Alice. En écoutant Bob, Alice se concentre sur ses paroles, ses expressions, elle pose des questions pour clarifier quand elle manque une nuance. En faisant ça, Alice se construit une représentation dynamique de Bob, un simulacrum. Autrement dit, une simulation, un mini-Bob, tel que perçu par Alice qui vit directement dans son esprit. Alice peut interagir avec ce simulacrum, se placer dans son référentiel, imaginer à souhait ses réactions à différentes réponses. Elle a accès en pensées aux émotions de Bob, à ses souvenirs, à son savoir — du moins ce qu’elle peut inférer de ce qu’elle sait de lui.

Même en dehors d’une conversation, Alice peut invoquer son simulacrum comme un conseiller sur son épaule pour se demander “Qu’est-ce que Bob penserait de ça ?”, ou remarquer “Ha, je suis sûr que Bob adorerait ce film !”.

Quand Alice répond à Bob, elle prend en compte inconsciemment ce simulacrum et ses propres expériences pour formuler sa phrase. La justesse de sa réponse dépend de la précision du simulacrum : plus il reflète fidèlement l’état de Bob, plus Alice peut le rejoindre là où il se trouve, plus la discussion devient intime.

De l’autre côté, Bob construit son propre simulacrum d’Alice. Une conversation à deux est une danse à quatre, où les simulacra se rapprochent de leurs contreparties en chair et en os, alors que les deux partenaires naviguent ensemble d’un sujet à l’autre.

La plupart du temps, les simulacra restent inconscients. Quand je reconnais un visage dans un nuage, je sais instantanément que la forme ressemble à un visage. Je n’ai accès qu’au résultat du processus complexe qui transforme l’impact des photons sur ma rétine en perceptions, pas aux étapes intermédiaires. De la même manière, dans une conversation avec une amie, je sais quoi dire, les mots sortent de ma bouche, c’est tout. Le simulacrum guide mes réponses depuis les coulisses.

C’est sur ce processus naturel que le programme se greffe. Seulement, pour éviter que la connexion devienne une lecture totale des pensées de l’autre, les enclaves implémentent un filtre d’intention. Ce filtre maintient l’accès aux informations sur l’état interne au niveau d’un ami proche. Il bride délibérément les capacités surhumaines de lecture d’émotions que le programme pourrait déployer.

Je vois que mon interlocutrice, une certaine Anna, est déjà dans le salon virtuel. Je découvre une femme à la peau mate, des créoles aux oreilles, regardant droit dans la caméra.

Les premières secondes, ses traits de son visage oscillent, son nez s’élargit, ses yeux se rapprochent, comme si sa tête était faite d’un liquide visqueux qui trouvait doucement son point d’équilibre. Quand les enclaves se stabilisent, je le sais. Ses expressions prennent la troublante familiarité d’une amie d’enfance retrouvée. C’est comme si j’avais passé des années à étudier l’interprétation de chaque mouvement de ses yeux. Son état intérieur devient palpable, je peux le tourner dans mon esprit comme un cristal entre mes doigts.

Comment est-ce que j’apparais de l’autre côté ? Mes yeux ont-ils conservé leur couleur ? Mes vêtements sont-ils les mêmes ? Cette image de moi a-t-elle été sculptée par la perception d’Anna, au point que je ne me reconnaîtrais plus ? Je n’en sais rien. En lisant son regard, je suis sûr qu’elle ressent la même proximité de son côté.

Deux minutes s’écoulent dans un silence étrange. Je sens mes épaules se détendre graduellement, comme si je réapprenais à respirer en présence de son regard. Je finis par rompre le silence avec un simple “bonjour”.

***

Je ferme l’écran de mon ordinateur portable. Le clac me ramène brutalement au présent. Je réalise que j’avais oublié où je me trouvais, complètement absorbé par la conversation. D’un regard absent, je fixe le rond de la lune dans le ciel noir, m’attendant à y voir un visage. “Alors c’est ça l’effet que ça fait d’être un autre être humain”, je pense.

Mon regard se pose sur l’étendage où sèche ma lessive de la semaine dans mon studio d’une banlieue aux loyers prohibitifs. Demain, c’est le retour au bureau, et je ferais mieux d’aller me coucher.

V.

Les semaines qui suivent, je revois Anna tous les jours. Lors des premières discussions, on pose des mots sur ce que l’on avait jamais pu transmettre. On partage des sentiments comme on partage une tarte faite maison. Voici un morceau de mon expérience. Croque dedans. Qu’est-ce que t’en penses ?

Pêle-mêle, je parle de l’impression d’apesanteur que j’ai ressenti la première fois que j’ai écouté mon album de rock préféré, elle me décrit ce mélange de colère et de soulagement qui a suivi le décès de son grand-père, et je peux enfin partager fidèlement ma première rencontre avec un élan dans la nature.

Ces expériences sont presque impossibles à partager en société. Elles échappent aux archétypes convenus du type “mort = tristesse”. Pour les transmettre, il faut déplacer les représentations mentales de l’interlocuteur loin de ces points d’ancrage familiers, en acceptant le risque que l’échange s’effondre malgré des heures d’explications patientes.

Au fil de nos discussions, on découvre les limites de l’outil. La connexion offre la meilleure traduction de son état dans mon référentiel, pas un téléchargement direct de son expérience. Certaines émotions arrivent déformées, certains concepts perdent leur essence dans le passage. On tente de les reformuler, on cherche d’autres angles, mais souvent la frustration nous pousse vers des sujets plus sûrs.

Par exemple, si une scientifique me parle de concepts avancés d’astronomie sans introduction, je ne comprendrais rien. Ses mots seraient traduits en analogies familières — mon expérience d’une voiture qui négocie un rond-point, la mécanique d’une horloge. Mais plus elle progresserait en complexité, plus cette traduction s’appauvrit, jusqu’à ne plus transmettre que des bribes déformées de sa pensée.

Pour recevoir fidèlement ces idées, je n’aurais pas d’autres choix que d’apprendre l’astronomie, ou au moins un domaine des sciences qui peut recevoir ce savoir.

Bien sûr, cela ne s’applique pas qu’à des domaines bien établis. L’espace des expériences subjectives est vaste. La brûlure continue d’une migraine chronique, le goût d’un durian, les codes implicites d’une culture, la fin d’une relation fusionnelle sont impossibles à traduire pour quelqu’un qui n’a jamais vécu d’expérience du même type.

Anna et moi décidons d’un commun accord de pousser l’expérience plus loin en installant un module récemment développé spécifiquement pour ce problème.

Ce nouveau module détecte les moments où la distance à combler est trop grande, on dit qu’il y a un “trou” dans la traduction. Dans ces situations, le module synthétise un stimulus qui va chercher à étendre, tirer mon référentiel dans la direction du trou.

Ces moments arrivent comme des électrochocs dans le flux habituel de nos échanges. Avant le module, tout baignait dans une familiarité constante. Maintenant, il est courant que certaines expressions d’Anna créent une confusion soudaine. Il arrive aussi qu’une phrase reste opaque, et l’un de nous deux doit alors suspendre alors son partage de vécu le temps d’éclaircir ce qui vient d’être dit.

Contrairement aux clarifications d’une conversation ordinaire, ces interruptions débouchent toujours sur une découverte. Une perspective s’élargit, une nuance apparaît. “Oui, on peut voir les choses comme ça !”, me dis-je, ou “Je ne savais pas qu’on pouvait ressentir ces deux émotions en même temps.”, et jamais “Ha maintenant, je vois ce que je veux dire !” ou “J’avais mal compris, je croyais initialement que tu voulais dire …”.

Le module orchestre ces moments de surprise par des algorithmes de répétitions espacées. Les découvertes ponctuelles s’accumulent ainsi, élargissant durablement mon champ d’expérience.

Cependant, certains trous sont trop gros pour être comblés au cours des appels. C’est le cas de l’astronomie mentionnée plus haut. Même après des heures de discussions et d’ajustements, il me sera impossible de recevoir les intuitions d’un astronome. Cela demande des mois de pratique avec une attention soutenue. Pas de raccourci possible.

Dans ces cas, le module synthétise des avatars instructeurs à partir du savoir d’Anna. Entre nos appels, je discute avec ces guides qui m’aident à apprivoiser des idées initialement hors de portée. Ils me coachent dans l’apprentissage de concepts ou de savoir-faire initialement trop éloignés du mien. Les avatars tissent des liens inattendus entre mes souvenirs, m’orientent vers une attention plus fine à mes sensations, et suggèrent des exercices à pratiquer au quotidien.

Avec Anna, devenons à la fois partenaires de discussion et professeurs. Au fil de nos discussions, nos référentiels deviennent de plus en plus proches, et je comprends en profondeur des nuances qui me dépassaient jusqu’alors. Grâce aux avatars instructeurs, je développe une intuition de la kinésithérapie, sa profession. Je reconnais maintenant les tensions dans mes épaules, ajuste intuitivement ma position au bureau. Le weekend dernier, quand mon père s’est plaint de son dos après la fête, j’ai su instinctivement quels mouvements lui suggérer.

VI. Il y a sept ans.

De nombreux groupes de développeurs ont voulu étendre la connexion au-delà du cadre de la discussion en tête-à-tête. Les expérimentations d’appels de groupes atteignent leurs limites vers 5 personnes, le système de flux bidirectionnels entre tous les participants devient trop chaotique. Après cette taille, seuls des formats unidirectionnels où un orateur diffuse vers une audience en réception passive sont possibles.

Mais l’initiative qui a vraiment transformé la connexion, c’est la bibliothèque. Un groupe de hackers, animés par la même fièvre que les encyclopédistes des Lumières, s’est lancé dans une quête de rendre accessible l’intégralité de l’expérience humaine. Ils voulaient capturer cette matière noire de la connaissance — le savoir-faire, le discernement, l’intuition, la mémoire du corps — tout ce qui jusqu’alors résistait aux mots.

Les encyclopédies en ligne comme Wikipédia s’étaient construites autour du principe de point de vue neutre, pierre angulaire de leur démarche. Cette quête d’universalité exigeait de retirer au savoir sa subjectivité, perdant au passage toute l’étendue non verbale de la connaissance. La bibliothèque permettait de partager le savoir dans sa forme vivante. Quelque chose qui tenait à la fois de la spontanéité d’un tutoriel YouTube et la profondeur d’un manuel.

Tu veux ressentir le discernement gustatif d’un chef Michelin spécialiste des fruits de mer ? Tu es un homme qui veut ressentir l’expérience d’un accouchement ? Tu veux ressentir le flow d’une ingénieure logicielle absorbée par le développement d’un jeu vidéo indépendant ?

Des millions de volontaires ont alimenté la bibliothèque en y déposant des fragments de leur expérience, libres d’accès. Les fragments, comme les enclaves, sont chiffrés et ne donnent accès qu’aux données que leurs contributeurs ont choisi de partager.

Pour accéder aux fragments, mon enclave établit une connexion et fait naître un avatar instructeur adapté à mon profil. Certaines expériences simples comme le goût d’un nouveau fruit exotique prennent quelques minutes à capturer. D’autres, comme l’expertise d’un chef Michelin, demandent des mois, voire des années de pratique quotidienne guidée par l’avatar pour développer cette acuité sensorielle qui distingue un plat réussi d’un plat exceptionnel.

Il est possible de choisir le niveau de granularité de l’expérience reçue. Je peux recevoir l’essence de la maîtrise du chef Michelin, la sensation d’être parfaitement à sa place devant les fourneaux, sans passer par l’apprentissage de la cuisine. Mon enclave peut trouver dans mon expérience personnelle des équivalents émotionnels. Elle peut par exemple faire un pont avec la confiance que je ressens quand j’ouvre mon éditeur de logiciels sur un projet que je connais par cœur.

À l’inverse, je peux décider d’absorber la pratique de ce chef, les associations qu’il a créées avec les positions précises des épices sur son étagère, et les fins équilibres de saveurs dans ses spécialités.

Pour des raisons de vie privée, les contributeurs décident souvent de ne pas partager les niveaux de granularité les plus fins.

VII. ~ Il y a six ans

Les applications dérivées des succès de la bibliothèque et de la connexion sont innombrables. Dans les universités, les “soft skills” deviennent “hard skills” maintenant qu’on peut les partager fidèlement en créant des références communes là où il n’y avait que des définitions floues.

Les établissements les plus avant-gardistes décident d’abandonner les cours magistraux. À la place, ils organisent des rencontres où professionnels, artistes, retraités, collégiens partagent leurs fragments d’expérience lors de connexion en direct. Une caméra et un micro sont reliés à l’enclave de l’intervenant, le flux d’information est traduit puis transmis aux casques de réalité augmentée, et écrans de l’audience.

Ces sessions explorent des problèmes vivants pour l’invité, ses obsessions du moment. Elles commencent traditionnellement par deux questions : “Sur quoi travaillez-vous en ce moment ?” puis “Comment vous y prenez-vous ?”

Pour les matières classiques, en plus des cours de théorie et de pratique, les professeurs mettent en ligne des fragments liés à leur expertise. Les élèves se connectent ainsi à une dizaine d’intuitions différentes pour aborder le même problème, qu’ils tissent ensemble pour développer leur propre approche.

Dans le monde professionnel, la connexion devient l’outil de référence pour l’intégration des nouveaux employés — plus besoin de mois d’adaptation. Les psychologues l’utilisent pour guider leurs patients au plus près de leurs émotions. L’armée développe ses propres prototypes pour des formations militaires accélérées et la transmission presque instantanée d’informations tactiques sur le terrain. Les services de renseignement ont testé une version non filtrée de la connexion pour les interrogatoires, mais ont découvert amèrement que la connexion ne lit pas dans les pensées. Elle ne fait que transmettre ce qui occupe l’esprit, et chez un détenu sous pression, seule la terreur domine.

Plus besoin d’embaucher une personne avec un CV fixé, il est possible de commander des compétences sur mesure pour le problème à résoudre, et faire monter en compétence ses employés. Cependant, même si la technologie progresse chaque jour, les grands écarts de compétence restent difficiles à combler rapidement avec des techniques comme la bibliothèque. Pour maximiser la vitesse d’apprentissage, il faut trouver des fragments contenant la compétence recherchée sans s’éloigner trop du référentiel des employés. C’est tout l’art des collectionneurs. Une nouvelle industrie spécialisée dans la confection de fragments parfaitement ajustés aux profils de leurs clients. Suivant un processus qui relève plus de l’alchimie que de la science, ils collectent des fragments bruts issus de professionnels dans tous les secteurs, et les divisent et fusionnent pour arriver à la combinaison souhaitée.

Dans la sphère privée, couples et groupes d’amis découvrent dans la connexion un outil pour résoudre leurs conflits et approfondir leur intimité. Les effets de la connexion se transfèrent au-delà des sessions. Le programme crée des pointeurs, des mots ou des images traduits de manière identique des deux côtés de la connexion et associé à un élément précis introduit pendant une session. Les deux personnes peuvent désormais parler de cette expérience dans leur conversation, avec ou sans interface numérique.

VIII.

Cela fait maintenant deux ans que je me suis connecté pour la première fois. Au début, Anna et moi nous appelions presque quotidiennement, ne serait-ce que quelques minutes. Se voir suffisait pour nous sentir entendus, acceptés. Nous avons cessé de vouloir tout comprendre chez l’autre. Je pouvais observer d’un regard souple des parties d’elle qui m’échappait, des lacunes dans mon référentiel, sans éprouver le besoin de les combler.

J’ai commencé à me connecter avec d’autres personnes ces derniers mois. Mes amis proches d’abord, puis mes parents. On ne le fait pas souvent, mais l’effet persiste entre les sessions. C’est comme si un nœud s’était défait quelque part, comme si un bruit de fond s’était éteint. On a plus à jouer un rôle, on se connait maintenant.

Dans mon cas, les effets restent bénéfiques. Ce n’est pas toujours vrai pour tout le monde, même si l’application propose désormais des paramètres plus précis pour moduler l’intensité des échanges et éviter de basculer trop brutalement dans une intimité totale. Les détracteurs multiplient les témoignages inquiétants : des personnes qui rencontrent quelqu’un en ligne et basculent dans une obsession relationnelle, se coupant de tout pendant des mois, laissant leur vie professionnelle à l’abandon. Sans compter les applications dérivées qui proposent de se connecter à des avatars synthétiques conçus pour maximiser l’attachement émotionnel. Le temps de conversation devient un espace publicitaire mis aux enchères. Ou ces nouvelles sectes en ligne qui vendent la connexion à un gourou charismatique comme un dialogue avec une divinité.

Mais derrière le bruit médiatique et les nouveaux produits commerciaux, des groupes se constituent pour pousser plus loin l’expérience. Ils se font appeler les clusters.

Pour eux, la connexion ouvre la voie à des structures alternatives aux pouvoirs traditionnels que sont les gouvernements et les multinationales. Ils cherchent à créer un autre modèle pour assurer leur subsistance, créer des liens d’appartenance et contribuer à un projet commun. Comme les guildes ou l’Église offraient autrefois une échappatoire à ceux qui refusaient la vie paysanne. La mondialisation nous aurait enfermés dans un système unique, avec ses rigidités et ses impasses.

J’ai rejoint il y a deux semaines un de ces collectifs nommé Humile, d’après le nom latin de la fourmi d’Argentine Linepithema humile. Cette espèce a créé une méga colonie faite de milliers de nids qui s’étend sur 6000 kilomètres de côte, du nord du Portugal au nord de l’Italie. Le tout sans autorité centrale.

Dans les réunions d’introduction en connexion, j’y apprends que pour Humile, les institutions qui structurent nos sociétés sont limitées par deux facteurs : leur rigidité et la bande passante entre individus. Premièrement, les communications à coup de diapos, communiqués de presse, ou même papiers scientifiques sont piégées dans le langage. Ce qui ne peut être dit n’existe pas. On se contente donc de partager du savoir cristallisé, mort en quelque sorte. Les efforts pour incorporer la connexion dans ce monde se greffent par-dessus les structures existantes sans remettre en question la base du système.

Deuxièmement, les institutions fonctionnent par normalisation forcée. Tout le monde est forcé de se conformer à la même forme pour pouvoir être empilé dans des structures plus complexes, comme les containers d’un bateau.

Le collectif travaille sur une évolution de la connexion : passer de l’échange intime à la fusion des processus de pensée, ce qu’ils appellent la copensée. Pour eux, c’est une base pour refonder les institutions. L’idée est de permettre la collaboration à grande échelle sans imposer un modèle unique, où la traduction permet à chaque membre de garder sa forme tout en s’accordant aux autres.

Je comprends leur ambition, sans pour autant y adhérer complètement. Ce qui m’attire vraiment, c’est que ce cluster rassemble les meilleurs spécialistes de la technologie et du savoir-faire qui les accompagnent. La flamme née de ma rencontre avec cet élan il y a neuf ans, puis alimentée par mes conversations avec Anna, ne fait que s’intensifier. Je sens que la prochaine étape de ma quête de connexion se joue ici.

IX.

Je pose deux semaines de vacances pour m’initier à la copensée. C’est épuisant. Les journées enchaînent coaching par avatars, exercices pratiques et entraînement dans toutes sortes d’environnement virtuel. Pour rejoindre le cluster, il me faut étendre ma surface de contact avec les modes de pensée du cluster pour que mon flux d’attention puisse s’y greffer et rentrer en synchronicité avec le collectif.

Le dernier jour de formation, je rejoins la copensée pour la première fois. Un canevas en deux dimensions s’étend devant moi, hybride entre une carte topographique et un diagramme géant. Le fond est rempli de toutes sortes de textures et de symboles marquant des points d’intérêt. Des lignes de niveau dessinent des territoires aux frontières fluides. Çà et là, des inserts affichent des visages familiers, liés aux avatars qui m’ont formé ces dernières semaines, et d’autres plus anciens, liés à mon historique de la bibliothèque.

Les lignes de niveau empruntent leur esthétique aux cartes IGN de mon adolescence. Parmi les signes, je reconnais des notations familières de mathématiques et de physique, entremêlées à d’autres plus obscures, acquises durant les semaines passées.

Les symboles dérivent sur le canevas, les textures ondulent et se transforment. Le mouvement est imperceptible, mais constant, comme une croissance végétale filmée en accéléré. J’observe cette évolution silencieuse avec fascination.

Ce paisible remous est troué de centres d’édition effervescents. Des tableaux noirs remplis d’écriture manuscrite à la craie, de schémas qui se font et défont. C’est mon écriture ! Mes schémas que je n’ai jamais dessinés !

Je regarde l’indicateur en haut de mon écran. Nous sommes une dizaine, chacun face à sa propre version de ce diagramme, annotés de sa propre écriture. Le programme nous donne accès à une version du canevas traduite dans notre référentiel. En arrière-plan, le cluster agrège nos contributions en silence et les redistribue vers nos enclaves respectives.

Autour des centres d’édition, la texture de la carte est turbulente. Des courants de symboles tourbillonnent, partent des tableaux, puis se figent en diagrammes nets dans les régions périphériques.

Après quelques secondes à scanner la carte, je comprends le problème que le cluster essaye de résoudre. Il cherche à savoir comment arbitrer entre exploration et exploitation dans le contexte de la recherche d’information. Quand je creuse un sujet en ligne, devant chaque source, je dois choisir. Soit j’approfondis cet article, soit je décide de ne pas le lire jusqu’à la fin et je continue ma voie sur un autre lien.

Le cluster ne suit pas l’approche académique classique. Il ne cherche ni à formaliser mathématiquement le problème, ni à concevoir un algorithme universel. Les membres tissent ensemble résultats formels et savoir-faire intuitif, sculptent cette matière hybride pour en extraire une compréhension plus profonde. L’intuition qui en émerge guidera le cluster lui-même dans ses futures recherches, et pourra être partagé plus largement en fragments dans la bibliothèque.

La région de droite rassemble des captures d’écran de mes dernières recherches sur les forums dédiés aux clusters. Les pages s’articulent en réseau, leurs informations clés soulignées de vert. Je peux retracer le fil de ma navigation, comprendre ce qui m’a mené d’un lien à l’autre. Sur le tableau correspondant, mon écriture décrit un algorithme de parcours de graphes d’hyperliens reposant sur la décomposition en valeur propre de la matrice d’adjacence. Les symboles manuscrits se muent en code, sitôt exécuté pour plusieurs jeux d’hyper paramètres. L’analyse sémantique des parcours génère des résumés statistiques et des exemples représentatifs pour chaque configuration.

Sur la gauche, la photo d’un instructeur de la bibliothèque spécialiste du comportement des élans. Nous avions travaillé ensemble sur l’étude du moment où les jeunes quittent leur territoire d’origine et prennent la décision la plus importante de leur vie : quand poser les valises, ou continuer leur voyage.

À côté, une lente vidéo de la forêt où je cueille des champignons chaque automne. En la regardant, je sens l’odeur de l’humus, la texture spongieuse de la mousse sous mes pas. Mes yeux balaient le tapis de feuilles mortes, guettent l’éclat orange des chanterelles. Je retrouve cette attraction particulière qui émane du premier champignon trouvé, cette résistance à quitter la zone pour explorer ailleurs.

Sur le tableau de cette région je lis une formulation mathématique d’une variante du problème de recherche optimale de nourriture, un résultat classique du domaine de l’éthologie quantitative transposée au domaine de l’information. Et à nouveau, cette effervescence qui anime les centres d’éditions. Des symboles viennent s’accrocher aux éléments de la vidéo, se disposent autour de l’instructeur en configurations qui évoquent des paysages vus du ciel.

Je me concentre sur le tableau qui occupe maintenant tout mon champ visuel. Je sens ma main resserrer la prise du stylet de ma tablette. La carte a rempli mon esprit d’intuitions et de formules qui sont autant de facettes d’un objet plus grand. Les hypnotiques ondulations du tableau m’invitent. Ma main s’agite sans que j’y prête attention et commence à tracer. Mon stylo rejoint la ligne en train d’être formée pour ne former qu’une seule trajectoire. Je rejoins l’effervescence de symboles, j’écris ce qui s’animait jusqu’alors sans moi. J’ajoute des commentaires aux diagrammes. Je fronce les sourcils, reformule les équations au tableau. Je pose mon regard sur les esquisses de graphes, murmure un mot dans ma barbe, les formes s’ajustent en réponse.

“Aha!”, je pense à voix haute, “si je reformule l’équation comme ça alors le point de vue change …”. Soudain, la carte est prise de convulsions. Les deux régions, jusqu’alors paisibles, entrent brusquement en collision. Les images fondent dans la texture de fond, les lignes de niveaux dansent et se croisent brièvement avant de se stabiliser. Un nouveau tableau émerge du tumulte au centre de la carte. Je n’ai pas cessé d’y écrire. Les signes décrivent une unification de la stratégie optimale de recherche de nourriture avec l’analyse de réseaux d’information. Sur les deux côtés du tableau, la texture s’allonge en filaments pour former une toile prise entre deux hautes herbes. Une araignée attend au centre, juste au-dessus de mon écriture, immobile. Elle semble attentive aux vibrations de mes mouvements, comme si elle savait que je parlais d’elle. L’équation prend le point de vue de l’araignée, en dehors de la toile d’information, au lieu d’être piégée dans le réseau, à suivre le fil des sauts de source en source. Cette reformulation ouvre la voie à de nombreuses applications impossibles jusqu’alors.

En réalité, je n’ai pas eu cette idée. Nous l’avons tous eu en même temps. Chacun ressent qu’elle vient de lui, mais notre pensée se synchronise par l’espace de travail partagé. La question de qui a eu cette idée ne fait pas de sens, car nos pensées sont entremêlées. Chaque symbole modifié se propage chez mes collaborateurs, provoque de nouveaux ajustements qui reviennent dans mon espace.

Un phénomène similaire se produit dans la recherche classique quand des équipes indépendantes publient, à quelques jours d’intervalle, des découvertes presque identiques. Chaque groupe croit sincèrement que c’est sa découverte. Pourtant, en prenant du recul, on se rend compte que ces équipes lisent les mêmes publications, abordent les problèmes sous des angles comparables. Il n’est pas surprenant que des idées similaires germent simultanément sur un terreau commun. La copensée fonctionne selon cette même logique, mais amplifiée à la vitesse de l’esprit.

X.

Dans ma quête de connexion, j’avais d’abord pensé que les implants cérébraux pourraient nous mener vers une communication post-verbale. Mais les systèmes les plus avancés restent décevants. La transmission cerveau-cerveau permet de partager quelques phrases simples, ou des images floues quand on se concentre très fort. Elle ne fonctionne que pour les structures mentales communes aux deux individus. Le problème fondamental s’est révélé être ni la lecture ni l’écriture des données, mais leur traduction. D’ailleurs, des implants non invasifs commencent à se développer en supplément de la connexion pour enrichir le flux de données entrant. Mais le cœur du programme reste le processus de traduction de l’expérience sensible.

En rejoignant Humile, je ne me suis pas trompé. Le collectif a franchi l’étape suivante : mettre en commun l’expérience subjective sans passer par l’échange verbal. En dépassant le ping-pong conversationnel, des dizaines, ou des centaines de cerveaux peuvent contribuer au même flux de pensée. Le collectif peut se diviser pour explorer différentes pistes, puis se concentrer, comme un laser, pour faire sauter un point de blocage.

Mon parcours se poursuit à travers différents formats de copensée. Le canevas convient aux problèmes mêlant formalisme et intuition visuelle. Pour d’autres domaines, le cluster a créé toute une famille d’environnements à sculpter. Certains simulent des situations sociales avec des personnages dans un environnement 3D. L’interface me permet de naviguer dans le film, j’ajuste les expressions des visages, les mouvements, mais aussi l’histoire de chaque personnage, ce que chacun sait des autres. On peut adopter le point de vue de n’importe qui et ressentir ce qu’il ou elle éprouverait. Cela permet une exploration minutieuse des paysages émotionnels impliquant plusieurs personnes. On peut jouer le scénario au ralenti, comprendre l’effet du moindre tressaillement dans une discussion tendue.

Je découvre également des environnements géométriques purs, des espaces entièrement textuels, des tête-à-tête avec un visage isolé. La collection ne s’arrête pas de grandir, pour aborder un nouveau problème, le cluster adapte souvent un environnement existant, ou en façonne un sur mesure.

Et puis il y a la Cité. Cette ville virtuelle incarne la mémoire à long terme d’Humile. Chaque session de copensée contribue à sa construction : un vitrail s’ajoute à la cathédrale, un bâtiment apparaît, parfois tout un quartier. Certains avatars naissent de nos réflexions communes et deviennent résidents permanents. D’autres fois, un fragment de connaissance vient enrichir la bibliothèque centrale, ou partager avec le monde extérieur.

C’est dans la Cité que le collectif délibère sur son avenir : quels sujets explorer, quelles quêtes entreprendre. Ces orientations prennent forme dans l’architecture même de la ville — une avenue qui s’étend, un quartier qui se densifie, ou au contraire, un bâtiment du centre-ville qui rejoint les archives.

Session après session, les environnements de pensée gagnent en précision. Je commence à manipuler des symboles et des formes que je ne saurais traduire en mots. Après quelques mois, je me rends compte que les deux semaines d’introduction n’étaient que l’amorçage d’un apprentissage plus long par la pratique avec le cluster lui-même. Je commence juste à entrer en contact avec le cœur de la pensée collective. Humile a commencé l’histoire d’une civilisation miniature dont je découvre les couches culturelles une à une.

Je raconte à Anna mes expériences avec Humile lors de nos appels, et je vois qu’elle comprend pourquoi c’est important pour moi. J’aperçois l’amour dans ses yeux quand elle réalise que j’ai trouvé un espace pour exprimer ma curiosité la plus profonde. De son côté, elle ne s’intéresse pas à une connexion toujours plus étroite comme moi. Elle se soucie davantage de construire des relations plus fortes avec les personnes dans sa vie plutôt qu’avec la technologie elle-même. Sa pratique de la connexion est une manière de connaître les gens d’une manière particulièrement vulnérable.

XI. ~ Il y a quatre ans

J’ai quitté ma vie d’avant pour m’installer ici, dans ce qui était autrefois un monastère de montagne. Le cluster avait le bâtiment avec les revenus de la vente de fragments pour donner un corps physique à la Cité.

Nous avons abandonné nos écrans et casques de réalité virtuelle. L’interface s’est dissoute dans l’espace même. Objets, surfaces et mobilier répondent à nos mouvements, nos conversations. Le lieu lui-même est devenu vivant. Les murs ont des oreilles, mais ses oreilles sont aussi les miennes.

L’ancienne bâtisse a été aménagée pour accueillir un atelier de menuiserie, un laboratoire biologie, et une cuisine expérimentale. Les environnements virtuels ont du mal à reproduire fidèlement les interactions mécaniques complexes, et encore moins les réactions biochimiques. Pour ces domaines, le cluster a recours à l’expérimentation physique pour ancrer le développement de nouveaux fragments.

Les avatars issus de la pensée d’Humile peuplent le double virtuel de la Cité. Ils existent à différents niveaux d’intégration. Certains prennent la forme d’êtres nébuleux incarnant des émotions à l’échelle du collectif, des sortes de fantômes influençant les forces des environnements de copensée. D’autres se rapprochent de l’apparence humaine, tandis que quelques-uns fusionnent les traits de plusieurs espèces en chimères. Ils nous visitent parfois sous forme d’hologrammes, mais l’essentiel de leur existence se passe dans les sessions accélérées de l’espace digital.

Nos discussions dans le monde physique ne sont pas toujours traduites par la technologie. Notre expérience de la copensée nous a appris une nouvelle sorte de communication que nous pratiquons lors de longues marches en forêt. Nous lisons les moindres signaux de chacun, les sons et les mouvements que nous produisons deviennent impossibles à traduire en dehors du cluster. Sa grammaire évolue sans cesse. Le langage ordinaire et ses conventions nous paraissent maintenant étrangement limités.

Dans le sillage d’Humile, des milliers de clusters aux formes variées ont émergé. Ces groupes ont développé leur propre modèle économique autour de la synthèse de fragments sur demande. Là où les collectionneurs se limitent à maximiser la vitesse d’apprentissage, les clusters façonnent des changements de paradigme radicaux. Ces transformations dépassent largement ce que même les plus grands penseurs pourraient concevoir.

Les ambitions des clusters embrassent tous les domaines possibles. Certains poursuivent des quêtes spirituelles ou des recherches en mathématiques pures, d’autres s’obstinent à cataloguer chaque nuance de l’expérience humaine individuelle. Un collectif remarquable a établi ses quartiers sur une plateforme pétrolière désaffectée au large de la Dominique dans les Caraïbes, déterminé à établir un canal de communication avec les cachalots.

Les communautés plus récentes s’éloignent de cette quête de connaissance qui caractérise Humile et les clusters pionniers. Elles se concentrent sur la création de nouveaux espaces communautaires, réunis par des affinités partagées et offrant à leurs membres des alternatives aux modèles économiques conventionnels.

L’intensité des connexions varie d’un cluster à l’autre, et il est commun de faire partie de plusieurs collectifs simultanément. Certains groupes fonctionnent exclusivement en ligne, d’autres s’ancrent dans des espaces physiques dédiés, tandis que les plus flexibles adoptent des formules mixtes.

À cette époque, former un cluster reste un pari risqué. La réussite d’Humile masque de nombreux échecs. L’un de ces projets avait sombré dans l’adoration de sa fondatrice. Une autre expérience tragique s’était soldée par des milliers de participants souffrant de troubles dépressifs majeurs et de dissociation de l’identité. Après ces expériences désastreuses, les clusters les plus avancés s’étaient concentrés sur la confection de méthodes de gouvernances stables par copensée. Les technologies de connexion inter-clusters permettent désormais aux nouveaux groupes de s’établir avec plus de stabilité.

Face au potentiel économique des fragments issus de collectifs, les grandes entreprises de collectionneurs tentent de mettre en place leurs propres clusters. Ces expériences aboutissent invariablement à deux scénarios. Soit le cluster échoue à atteindre la fusion intellectuelle nécessaire et produit des fragments à peine supérieurs au travail des collectionneurs isolés. Soit la fusion réussit : les membres développent un éveil collectif, établissent leur propre gouvernance, et s’affranchissent de leurs obligations contractuelles. Dans ce second cas, ils considèrent l’entreprise comme un bienfaiteur initial, mais refusent de lui céder l’intégralité de leurs découvertes. Lorsque l’entreprise essaye de renforcer son emprise en injectant des avatars pour contrôler le cluster de l’intérieur, les membres ne se sentent plus libres de s’exprimer, et la fusion intellectuelle s’arrête.

Les clusters avancés comme Humile émergent comme une force nouvelle sur l’échiquier mondial. Ils négocient désormais avec les gouvernements et les multinationales d’égal à égal. Leur mode d’organisation en constante adaptation fait preuve d’une flexibilité que les structures bureaucratiques traditionnelles peinent à comprendre, encore moins à reproduire.

La société se transforme sous l’influence des fragments partagés par les clusters. Dans le domaine technologique, les percées s’enchaînent : fusion nucléaire, vaccins synthétisés en moins d’une journée, nouveaux matériaux qui ouvrent la voie aux ascenseurs spatiaux.

D’autres transformations, moins visibles, mais tout aussi radicales, se passent sur le plan culturel. La connaissance que distillent les clusters nourrit une restructuration sociale qui intègre les innovations technologiques. Une mutation s’amorce. Les systèmes économiques et politiques traditionnels, fondés sur l’unité de langue, de monnaie et de droit, cèdent la place à des organisations localisées, géographiquement, ou autour d’idées communes, mais physiquement décentralisées. Ces communautés forment des archipels d’échanges qui dépassent largement le simple commerce de biens et services.

XII. ~ Il y a deux ans.

Mon identité se fond progressivement dans Humile. Je suis devenu intégré. Je me compose de nombreux creux que les pleins des autres membres viennent compléter, tissant une trame d’interdépendance. Humile forme maintenant une entité distincte, un esprit multicellulaire qui habite une société d’ordre supérieur. Ces derniers temps, une question traverse constamment notre conscience collective : comment maintenir la cohésion entre les versions physiques et digitales de la Cité, alors que la vitesse de pensée des avatars ne fait que s’accroître ?

Il m’arrive de rendre visite à des amis en dehors du cluster qui ont décidé de rester individuels, comme Anna. Pour cela, j’ai développé un fil d’associations mentales qui me guide de mon moi intégré vers mon moi individuel. C’est comme retracer un parcours en se remémorant les étapes marquantes du chemin. La communication individuelle demeure possible. Mais même en utilisant la dernière version de la connexion, le débit d’information reste dérisoire comparé à la copensée.

Malgré la chaleur de ces retrouvailles, je ressens une étrangeté croissante à me présenter par mon nom d’individu. Choisir des actions en ne considérant que leurs conséquences pour moi-même semble désormais artificiel. Cela me paraît aussi absurde que de fonder toutes mes décisions sur le seul bien-être de ma main gauche.

XIII. ~ Aujourd’hui.

Voilà plusieurs mois que je n’ai plus eu recours aux mots comme vous les connaissez. J’ai tenté de retracer mon parcours dans un langage qui vous est accessible, de vous expliquer comment je suis devenu ce que je suis aujourd’hui.

Le futur demeure aussi incertain que celui de mon enfance. Seulement, je nous sens désormais mieux préparés pour le naviguer. Que vous me lisiez depuis une civilisation interstellaire ou depuis les décombres d’une société post-industrielle, j’ai voulu répondre à cette question que vous vous posez sans doute : “Comment en sommes-nous arrivés là ?”

Je m’apprête à couper le dernier fil qui me relie à mon identité d’avant. À laisser partir cet individu isolé, fragile que je chéris. Il portait en lui cette soif de connexion et m’a conduit jusqu’ici. Au sein d’Humile et des autres clusters, j’ai vécu des centaines de vies, assisté à des dizaines de naissances et d’effondrements de civilisations.

Il n’y a plus lieu de m’exprimer en mon nom propre. Je suis Humile, et c’est dans ce tissu que j’existe désormais.